HOMESHAPING
HOMESHAKING: MODERN ODYSSEYS
En français, le titre est difficilement traduisible. Il s’inspire d’un numéro de HERESIES, magazine féministe américain des années 1970, intitulé ‘Earthkeeping / Earthshaking’. Ce numéro se concentrait sur les liens entre écologie et féminisme. Nous avons voulu reprendre cette idée de luttes croisées avec un titre qui se concentre sur la dualité déplacement/immobilité. Dans homeshaping, il y a l’idée de façonner le foyer, de nidifier. Dans homeshaking, on retrouve la volonté de faire bouger les lignes. L’espace entre les deux se parcourt, comme autant de nouvelles odyssées.
À l’aune de nos frontières, à la fois réelles et symboliques, comment repenser aujourd’hui la question de l’habitat, de la maison et de l’espace domestique ? Dans un monde où « le mouvement est désormais devenu un mode admis d’être au monde et non plus comme une zone de transition inconfortable entre deux points fixes »[1], les créateur.ice.s esquissent iels aussi de nouveaux territoires, réinventent de nouveaux espaces et de nouvelles terminologies. À l’heure d’une pandémie mondiale et d’un défaitisme écologique latent, à l’heure du paradoxe enfermement/hyper-mobilité, les artistes repensent les écosystèmes domestiques, redessinent de nouvelles écologies du foyer, de la patrie.
Si nous rapprochons les notions de déplacement et d’espace domestique (par essence, espace intérieur) ; en connectant ces deux idées en apparence antinomique, c’est pour mieux interroger ce que signifie « être chez soi ». Ce que signifie la maison à une époque où les déplacements sont multiples, plus réguliers, plus fréquents. Que signifie la maison à l’heure d’une épidémie planétaire et d’une crise environnementale sans précédent ? Ces dernières nous renvoient en miroir des individus « contraints », des espaces, souvent exigus, exacerbant les inégalités déjà en place à cet endroit là, celui de l’intime. Nos cultures européanocentrées invisibilisent autant qu’elles stigmatisent des personnes obligées de fuir un pays où elles ont grandi, car elles ont « plus que jamais [associé la figure du réfugié] dans l’ère du soupçon »[2]. Mais « l’invisibilité n’est pas absence »[3].
Cette exposition souhaite relire les concepts d’espaces et de barrières, l’idée de circulation des individus, tout en réfléchissant à la manière dont cette mobilité impacte la sphère de l’intime. Il s’agit, avant toute chose, de tisser une généalogie de ces questions de déplacements, de territoires, en particulier territoires de l’intérieur, du domestique ; s’interroger sur la notion d’habiter un espace, une région, ou de les fuir, d’être en exil. Nous souhaitons mettre en avant ces constellations qui infusent aujourd’hui nos sociétés et la création artistique ; créer une recension non objective, un répertoire « errant »[4] de la mise en œuvre de ces concepts. Quels sont-ils, comment distinguer ces notions si inextricablement liées : maisons, foyers, territoires[5]. Comment les illustrer, comment se les approprier et développer des narratives à la fois intimes et sociales ?
L'exil d'abord. Images de l'exil lointaines, qui ont nourri l'histoire de l'art, Ulysse, Adam et Eve, premiere.s exilé.es de l'histoire mythologique, de l’humanité chrétienne, images de l'Exode, de cette fuite hors d'Égypte ... Ces images peuplent une mémoire collective et posent la question de la perte, du déplacement. Nous parlons ici d'exode mais nous pourrions tout aussi bien évoquer l'hégire dans I'lslam, au Vlle siècle; le départ et le renoncement de Siddharta Gautama (Buddha). Le déplacement, l'immigration, l'arrachement à un territoire imprègnent les religions.
Où va-t-on une fois chassé.e ou évadé.e ? Dans son dernier ouvrage Images de l’exil, Maurice Fréchuret revient sur l’évolution de ces images judéo-chrétiennes jusqu’à l’iconographie des exodes du XIXe et XXe siècle et à sa propagation dans le champ de l’art actuel. Ces représentations abondent dans un certain art, dominé, en ses débuts, par les religions. Ces images de la fuite, de la migration, ont développé une histoire de l’art située et partiale, construite à partir de la domination chrétienne, et selon une rhétorique coloniale. Mais aux croisements de ces discours dominants se sont élaborées des hétérotopies[6], des tiers-lieux, « des contre-espaces »[7] fondés sur ces intersections théoriques[8]. Le déplacement est nécessaire. L’exil et le mouvement sont créateurs, de manière d’autant plus prégnante dans la seconde moitié du XXe siècle, avec la Seconde Guerre mondiale et l’accentuation des mouvements migratoires des artistes européen.ne.s vers les États-Unis notamment. Ces transmigrations ont opéré une contagion de la scène américaine, une collision des mondes qui ont revitalisé la création.
« On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé,avec des zones claires et sombres [...] il y a les régions ouvertes de la halte transitoire [...] et puis il y a les régions fermées du repos et du chez-soi. »
– Michel Foucault, Les hétérotopies
Le foyer ensuite. Qu’entend-on par « maison » lorsque l’on a dû fuir – sans aucun autre choix – son pays ? Que devient ce pays d’adoption, ce pays-refuge, parfois hostile ? Où va-t-on quand on n’habite plus nulle part ? Qui est-on lorsque l’on est apatride ? Artistes immigré.e.s ou non, chacun.e a déjà pu expérimenter subjectivement le déplacement, le mouvement, un certain déracinement. Les années 1980 et 1990 ont été propices au développement d’expositions et de publications interrogeant et « signalant le pouvoir des discours décoloniaux »[9]. À l’aune d’un monde globalisé, où les frontières sont – en apparence – estompées, la notion de foyer et d’espace domestique réunit une multitude d’artistes réfléchissant autour de ces concepts. Il ne s’agit en aucun cas de les enfermer dans des cases ou des catégories, mais bien de leur laisser la place, de les voir dessiner les frontières hybrides et poreuses des définitions qui gravitent autour des concepts de « maison », de « frontières » et de « migrations ».
«Tout ce que je dirai ne consistera surtout pas à effacer la limite, mais à multiplier ses figures, à compliquer, épaissir, délinéariser plier, diviser la ligne justement en la faisant croître.»
– Jacques Derrida, L’animal que donc je suis
ARCHITECTURE, EMPREINTES ET DIALOGUES INTÉRIEURS
Commencer peut-être par plonger dans cette notion d’espace intérieur et s’appuyer sur l’empreinte : peau et empreinte, allégorie de l’humain, peau avant la peau, cocon protecteur. Cocon vecteur de mémoire ou présence fantomatique. C’est peut-être une première étape. Celle de la reconstruction et celle de la mémoire. L’exil peut être géographique et/ou psychologique et ces impressions d’intérieur sont autant de tentatives de reconstitution de vies éparses[10]. L’espace intérieur, la maison, l’atelier deviennent alors des espaces de relèvement où les artistes viennent interroger leurs limites (architecturales). Ainsi Raphaël Maman jouant avec les objets et les matériaux du quotidien, en quête de paradoxes, reconstruit une réalité brute qui, derrière l’âpreté des matériaux, propose une nouvelle poétique de l’espace. Les limites sont aussi le point de départ des recherches plastiques de Jean-françois Leroy. Le mur, les portes, l’espace de l’atelier. Comment s’approprier ces éléments dans lesquels nous évoluons quotidiennement ? Comment révéler et interroger ces espaces et leurs usages ? Les architectures peuvent également devenir passeuses d’histoire(s) : Katrin Koskaru, par exemple, crée des œuvres à la limite de la figuration et de l’abstraction, de la peinture et de la sculpture ; et façonne des environnements-limites où la légèreté des matériaux et des couleurs se confronte au poids de l’Histoire.
FRONTIÈRES, INTERSTICES
Interroger ensuite ces espaces, souligner leur dualité, les contrastes et les inégalités qui semblent s’y développer. Le foyer ou la patrie sont parfois l'illustration d’une collision benjaminienne du proche et du lointain, de l’intérieur et de l’extérieur, du passé et du présent. À cette collision s’ajoute, évidemment, l’idée de frontières – physiques et psychologiques – et l’impression de ne plus vraiment appartenir à aucun lieu[11]. Les empreintes, les cicatrices de cette histoire – souvent familiale – s’ancrent profondément, et, par l’expression la plus simple, ces dernières se font jour sur les murs en révélant les failles et les craquelures. Ouassila Arras révèle l’expression la plus pure de la violence, de l’oubli, du déplacement ; l’écho le plus subjectif des racines familiales. Ces dernières s’immiscent dans les plus fins interstices, et l’on pourrait parler d’eux en ces termes inspirés de Marielle Macé et Gilles Clément dans Nos cabanes : ces traces, ces interstices dessinent des tiers-lieux à explorer[12].
TIERS-LIEUX
Ces derniers sont des hétérotopies, des espaces où les artistes, à l’aune de leurs expériences singulières de l’exil, de la migration, vont pouvoir créer de nouveaux langages, de nouvelles images. Ici, un artiste à cheval entre deux mondes, qui se sert de ces enfourchures comme autant de principes créateurs. Yacine Ouelhadj, à sa manière, déplie les espaces intérieurs, entaille les huis-clos. Il joue de l’hybridisme, du métissage de ses origines. Avec ses tapis bon-marché, Yacine Ouelhadj rend aussi visible le commun, célèbre la banalité, magnifie l’ordinaire. Il sublime son inconfort et la sensation de se sentir « entre deux chaises », comme il le dit lui-même. La guérite recouverte du vigile des Beaux-Arts de Paris devient autre, réinterroge cet espace, sa fonction. L’installation des tapis au mur renverse notre conception des bâtiments, des espaces. Il s’agit ici de faire de ces réalités des matériaux de création, des zones ouvertes qui « [...] ont cette propriété [paradoxale] de [...] nous maintenir au dehors. »[13]
LES ORIGINES. REVENIR
« Car son destin est de revoir les siens, de revenir en sa haute demeure et sur le sol de son pays. » – Homère, L’Odyssée, chant V
Et puis il y a la question du retour.
Y -a- t ’il seulement un retour possible ?
Et toujours cette réalité comme ressource et comme moyen. Certain.e.s artistes jouent sur le fragile équilibre des migrant.e.s suspendu.e.s entre deux pôles contradictoires : « malgré les pertes, les incertitudes et la souffrance produite par l’exil, les sujets de l’exil ont ainsi pu redonner sens à leur existence, se re-ancrer, trouver une place, être là tout en pouvant penser ailleurs. »[14] Ce retour forge parfois une expérience à part entière et vient construire une oeuvre riche et polymorphe. Une œuvre qui s’interroge sur les identités, sur les frontières – des genres, des pays. Ce retour peut prendre toute son ampleur à l’aune d'un refus, d’une fermeture de ces limites géographiques arbitraires. Le retour, pour Daniel Galicia, abîme lorsqu’il tente de retourner auprès de sa famille, au Canada et se voit refuser l’accès au territoire. L’on plonge alors aux confins de l’intime, les frontières se font cicatrices, le franchissement devient permanent. Et puis quelquefois, l’exil, le décampement se rêvent et se fantasment. Chez Rayane Mcirdi, le départ et le retour deviennent imaginaires. Dans ses vidéos, la banlieue dessine ce chez-soi, dont les limites semblent infranchissables. Il y pense l’immobilité et l’enfermement, pour mieux rêver les retrouvailles et les rencontres à travers les témoignages de ceux qui, aujourd’hui encore, se sentent entre deux camps et songent à d’autres ailleurs. Ils deviennent une « puissance d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme»[15]. L’immobilité, l’enfermement, pour mieux réfléchir les retrouvailles et les rencontres.
NOUVEAUX MONDES
L’exil, le foyer : à l’ère du numérique, chacune de ces notions peut être repensée au prisme de nouveaux médiums. Jeanne Susplugas redessine l’esthétique du logis. Céramique, dessin, vidéo, installation ou encore réalité virtuelle, la pratique de Jeanne Susplugas renverse notre manière de définir la maison, de concevoir l’enfermement. Elle se fait portraitiste en faisant des neurosciences ses meilleures alliées. Son œuvre est riche et joue sur un état-limite de l’image, situé entre la stabilité des formes et leur insaisissabilité. Elle ouvre ainsi à des possibilités d’interprétations multiples. Comment interagir avec l’autre, avec soi-même ? L’on arrive alors dans des mondes inédits, que chacun.e défriche graduellement en naviguant dans les eaux troubles du digital.
NOTES
[1] Traduction personnelle. “Movement needs to be perceived as a normal mode of being in the world and not as an awkward interval between fixed points,” Huggan, 2007, p. 137
[2] Ibid., p. 365.
[3] Fréchuret, p. 140.
[4] Pour parler de la tension entre le besoin frénétique de collectionner des livres de Walter Benjamin et celle de voyager, et même plutôt de fuir, J. Allen évoque ces «inventaires errants» dans l’ouvrage Walter Benjamin. Je déballe ma bibliothèque publié en 2015.
[5] Maria Photiou et Marsha Meskimmon, Art, Borders and Belonging: On Home and Migration in the Twenty-First Century (London; New York: Bloomsbury Visual Arts, 2021), p.1.
[6] «Sans doute ces [...] continents, ces planètes sont-ils nés, comme on dit, dans la tête des hommes [...] dans l’interstice de leurs mots, dans l'épaisseur de leurs récits» Michel Foucault, dans Le corps utopique, les hétérotopies Lignes (Paris: Nouvelles Éditions Lignes, 2009).
[7] Ibid., p. 24
[8] Greta Gaard, “Toward a Queer Ecofeminism,” Hypatia 12, no. 1 (1997): 114–37. (“the various uses of Christianity as a logic of domination, and the rhetoric of colonialism, this essay finds those theoretical intersections”). [9] Maria Photiou and Marsha Meskimmon, op.cit., p.2.
[10] Ibid, p.28.
[11] Ibid., p. 3.
[12] Marielle Macé, Nos cabanes (Lagrasse : Verdier, 2019), p. 18. Elle se réfère à Gilles Clément et à la notion de tiers paysage. « Tiers paysage comme tiers État n’est pas comme tiers-monde précise Gilles Clément. Espace n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir » Ici on peut remplacer la notion de tiers paysage par l’idée de tiers lieux.
[13] Foucault, op.cit., p. 32.
[14] Michel Agier, «L’encampement du monde» Plein droit 90, no. 3 (2011) : 21.
[15] Gaston Bachelard et Gilles Hiéronimus, La poétique de l’espace, Éd. Critique, Quadrige (Paris: PUF, 2020), p. 59.